Depuis quelques années, le numérique a sans conteste modifié les pratiques de l’histoire de l’art : nombre de documents sources et de reproductions d’œuvres sont désormais disponibles librement en ligne (par ex., Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France et de ses partenaires), les musées mettent les catalogues de leurs collections à disposition du large public (par ex., la plateforme Rijksstudio du Rijksmuseum qui permet le téléchargement de reproductions), différents types de base de données sont élaborées afin de faciliter la recherche (par ex., le portail de recherche SIK-ISEA), des logiciels simplifient les authentifications d’œuvres d’art ou permettent des analyses détaillées en vue de leur restauration (par ex., la technologie photographique de reflectance transformation imaging, RTI). Ces progrès technologiques sont généralement salués car ils accélèrent et multiplient le traitement des œuvres, et élargissent la disponibilité des savoirs. Ils entraînent ainsi une déhiérarchisation des connaissances et mènent les sciences humaines et sociales vers l’interdisciplinarité. En outre, ces changements vont de pair avec une globalisation de l’art et de l’histoire de l’art en tant que discipline.
L’élaboration des thésaurus est à cet égard révélateur. Prenons l’exemple de l’Art & Architecture Thesaurus® (AAT) développé par le Getty Research Institute, Los Angeles, à partir des années 1970. Publié sous la forme de trois volumes imprimés et de fichiers numériques entre 1990 et 1994, un développement constant et une mise à jour régulière ont conduit à son passage sur le Net en 1997. Initialement rédigé en langue anglaise, l’allemand, le chinois, l’espagnol, le néerlandais et le français, entre autres, l’ont peu à peu rejoint. C’est ainsi que de vastes chantiers nationaux sont entrepris en divers endroits du globe afin de fixer la langue employée dans les domaines de l’histoire de l’art, de l’archéologie et de la conservation-restauration. Un tel vocabulaire de référence doit non seulement permettre le catalogage et l’indexation, mais aussi le travail des chercheur-se-s. Le thésaurus aide à la consultation des bases de données en fournissant directement les termes de recherche adéquats. Ceux-ci sont en outre susceptibles de servir d’outils conceptuels dans le cadre d’une recherche. Cette dernière visée est cela dit la plus complexe à atteindre, et d’autant plus si ladite recherche s’inscrit en histoire de l’art contemporain.
Prenons l’exemple de l’art vidéo. Si nous entrons le terme « video art » dans le moteur de recherche de l’AAT, deux résultats s’offrent à nous : « multi-chanel video installations » puis « video art ». Cliquons donc sur l’entrée « video art ». Celui-ci est présenté comme rassemblant les « works of art that employ video technology, especially videotapes. For the study and practice of the art of producing such works, use ‹video.›» La définition proposée est très restreinte. Elle concerne un art historique puisque basé sur la technologie électronique, et non numérique. Elle exclut ainsi tout un pan de la création vidéographique plus actuelle usant des beamers et du digital. Certaines pratiques d’art vidéo historiques sont également écartées de cette acception, telle la sculpture vidéo élaborée à partir non pas de la technologie mais des appareils vidéo, parfois éteints ou ne fonctionnant pas. Par ailleurs, la seconde partie de la définition précise que la pratique et l’étude de telles œuvres sont englobées dans un autre syntagme, « vidéo ». « Art vidéo » ne concernerait donc que les œuvres.
Si l’on confronte la définition de l’AAT aux signifiants et signifiés employés dans les expositions, par les artistes-e-s, les historien-ne-s de l’art ou encore dans des documents d’archives, une tension se fait sentir entre thesaurus et recherche scientifique, entre fixation des termes et des significations et dimension historique de ceux-ci, laquelle épouse la fluidité des pratiques, des discours et des normes en fonction des contextes. En prendre conscience, c’est ouvrir de nouvelles voies de recherche.
Auteur(s) de cette contribution :
Melissa Rérat est Docteure ès lettres et sciences humaines de l’Université de Neuchâtel (Institut d’histoire de l’art et de muséologie). Elle est actuellement collaboratrice scientifique en charge de l’édition, des archives et des traductions auprès de l’Antenne romande de l’Institut suisse pour l’étude de l’art (SIK-ISEA). Ses recherches portent sur l’histoire de l’art vidéo et des nouveaux médias, les croisements entre sociologie et histoire de l’art, le rôle des archives dans la construction des savoirs et les questions de genres en art contemporain.