Les plateformes se sont imposées comme les acteurs les plus puissants de l’économie numérique. Que ce soit dans le transport, l’hébergement, la musique ou dans d’autres secteurs, des entreprises comme Uber, Airbnb, Booking.com, Amazon ou Spotify sont devenues des intermédiaires incontournables qui transforment les relations entre consommateurs et offreurs. Elles sont au cœur du « capitalisme de plateforme », un capitalisme dominé par des grands groupes technologiques au capital-investissement très important. Dotées de technologies ultra-performantes dont le carburant sont les données numériques, ces entreprises captent les consommateurs et bouleversent les marchés contemporains. Dans un projet de recherche récent financé par le programme Digital Lives du FNS (conduit avec des collaborateurs à l’UniNE (Thomas Jammet et Nicola Cianferoni) et co-dirigé avec Muriel Surdez de l’UniFR), nous avons étudié de près ce processus de « plateformisation » dans le secteur de l’hôtellerie en Suisse. Comment les plateformes ont-elles changé ce marché, et comment les professionnels et leurs associations ont-ils réagi ?
Dans le secteur de l’hébergement, c’est surtout l’arrivée de Airbnb qui a suscité une attention médiatique. Cette plateforme élargit le marché de l’hébergement, en incitant des particuliers à louer des chambres ou appartements pour des voyageurs. Pour les hôteliers, cela signifie ainsi avant tout une nouvelle concurrence. Mais d’autres plateformes se sont imposées sur le marché de l’hébergement bien avant Airbnb : des sites de réservation, notamment Booking.com, qui mettent à disposition une infrastructure numérique par laquelle des voyageurs peuvent réserver des nuits d’hôtel.
Ces sites offrent aux hôtels une grande visibilité internationale tout en facilitant le processus de réservation. Mais ces fonctionnalités viennent avec des coûts. Plus les hôteliers comptent sur les plateformes pour attirer des clients, plus ils en viennent à dépendre des conditions de transaction dictées par les plateformes (commission, conditions d’annulation, etc.). Les hôteliers sont aussi soumis aux modes de classement algorithmiques développés par les plateformes, sur lesquels ils n’ont qu’une prise très partielle. En captant les consommateurs, les plateformes réussissent à faire changer leurs habitudes. À y regarder de près, ces plateformes ne sont donc pas de simples intermédiaires neutres, mais finissent par exercer un contrôle fort sur les marchés dans lesquels elles s’établissent.
Il est donc peu étonnant que ces nouvelles formes de dépendance suscitent des conflits. On l’a vu récemment dans le cas du litige public, économique et juridique entre le Apple Store et la société Epic Games qui a développé le jeu Fortnite. Cette dernière s’oppose aux commissions de 30% prélevées par Apple sur toutes les transactions financières ayant lieu au sein du jeu. Quand Epic Games a mis en place une manière de contourner ces commissions, Apple a décidé d’enlever le jeu de sa plateforme.
On retrouve les mêmes enjeux sur le marché de l’hébergement. En Suisse et ailleurs, les associations professionnelles du secteur se sont battues contre les « clauses de parité », des clauses contractuelles imposées par les plateformes qui empêchent les hôtels d’offrir des meilleurs prix sur d’autres canaux de distribution (online et offline, donc par exemple même par téléphone). Pour les plateformes, c’est une question de « liberté contractuelle ». Mais de fait, un hôtel peut difficilement se permettre de ne pas être présent sur les grandes plateformes de réservation, puisqu’une partie importante des transactions passe désormais par celles-ci. Les plateformes ont ainsi une position dominante, qu’elles cherchent à utiliser afin d’imposer des conditions très strictes. Dans ce cas précis, la procédure qui a été ouverte en Suisse auprès de la commission de la concurrence n’a que partiellement donné raison aux associations hôtelières, qui continuent à se battre sur le plan juridique.
Le pouvoir des plateformes provoque donc des réactions de la part des professionnels dont les marchés sont « plateformisés » : ils cherchent à restreindre le pouvoir des plateformes par le droit. Mais dans le cas des hôteliers, cela ne concerne qu’un point très spécifique. Et notre recherche a révélé que les hôteliers trouvent aussi des moyens d’aller à l’encontre du pouvoir des plateformes par d’autres biais. Ils développent en particulier de nombreuses manières de contourner les plateformes : en sensibilisant les clients et en les incitant à réserver directement à l’hôtel, en mettant en place des programmes de fidélité, et en proposant des offres spéciales sur d’autres canaux qui ne peuvent pas être réservées sur les plateformes. Il s’agit ainsi ici de limiter la portée des plateformes, en multipliant les transactions qui ont lieu en dehors. A nouveau, on peut retrouver des phénomènes similaires dans d’autres secteurs : dans la restauration, par exemple, des restaurants proposent leurs propres services de livraison, afin d’éviter les commissions. Toutefois, dans un cas comme dans l’autre, le succès de ces stratégies est limité et les plateformes gagnent de plus en plus de terrain.
Auteur(s) de cette contribution :
Professeur assistant de sociologie à l'Université de Neuchâtel, étudie les processus de transformation de l'économie. Il s'intéresse en particulier à la contestation morale des marchés et aux nouvelles pratiques numériques dans l'économie.