Dans les deux précédents billets, nous avons successivement abordé la notion [1], puis l’histoire et la méthode [2] des humanités numériques. Nous allons présenter ici plusieurs projets, en cours ou achevés, dans l’optique d’illustrer la diversité des usages possibles en la matière.
Certains projets sont présentés en langue française, d’autres en anglais. Leurs domaines sont très variés : histoire, littérature, droit, géopolitique, épidémiologie, ou encore exégèse.
Tous ne s’inscrivent pas explicitement dans le cadre des humanités numériques. Cela n’altère en rien l’intérêt de les faire figurer dans la présente liste : rappelons simplement que l’expression d’humanités numériques désigne la discipline qui permet d’atteindre le type de résultats observés dans les projets que voici.
1. Les Énigmes de Mercure : à la croisée de la science et du jeu
Laissons au premier projet le soin de se présenter lui-même :
« La base de données Les Énigmes de Mercure rassemble les jeux littéraires du Mercure galant, périodique fondé en 1672, et du Mercure de France qui lui succède au XVIIIe siècle. La collection disponible ici comprend 6809 textes parus entre 1673 et 1799. Presque systématiquement versifiées, ces compositions intéressent notamment l’histoire de la poésie, de la presse, de la sociabilité littéraire et des représentations culturelles. Très prisées sous l’Ancien Régime, elles peuvent encore faire les délices des amateurs de devinettes. »
Cette base de données a été réalisée entre 2019 et 2024 à l’aide de la collaboration de chercheurs issus de diverses institutions, dont les universités d’Oxford, de la Sarre, et de Neuchâtel, et soutenus par le Fonds national de la recherche scientifique suisse.
A la fois utile pour la recherche et pour l’agrément de quiconque souhaite se plonger dans les difficiles énigmes que s’adressaient des membres de l’aristocratie francophone de l’Ancien Régime, cette plateforme illustre bien la double fonction des humanités numériques, scientifique et ludique, à destination des chercheurs comme du grand public.
Lien pour le site du projet : https://enigmes.othone.org/projet.php#a1
2. Affaires de style : (re)trouver le véritable auteur d’un texte
Molière est-il l’auteur de ses pièces ? C’est l’une des questions que se pose la discipline du nom de « stylométrie ». Grâce à l’étude informatisée des corpus textuels, il devient possible d’entrer plus avant dans l’archéologie du texte en retrouvant des indices sur leur paternité réelle.
Lien pour le site du projet : https://www.chartes.psl.eu/videos/affaires-de-style-la-stylometrie-mene-lenquete (lire la vidéo à partir de 7 minutes et 15 secondes).
3. Vizualizing Les Misérables : entrer dans l’analyse d’une œuvre littéraire
Réalisées par des équipes de la Northwestern University, des analyses de réseaux et des cartographies permettent de faciliter la présentation de l’œuvre des Misérables de Victor Hugo à un public scolaire. Ce sont des ressources principalement destinées à des enseignants en littérature pour leur permettre d’accéder à des supports plus intuitifs, dans la mesure où l’œuvre est particulièrement dense, riche en lieux et en personnages.
Lien pour le site du projet : https://lesmiserables.mla.hcommons.org/
4. Live Universal Awareness Map : visualiser la géopolitique des conflits en temps réel
La Live Universal Awareness Map ou « Liveuamap » est une carte en temps réel permettant de visualiser un certain nombre d’événements liés à des conflits armés – guerre en Ukraine, Proche-Orient et Moyen-Orient – à des actes criminels et accidents graves – Etats-Unis – ou encore à des foyers épidémiques. A titre d’exemple, on peut y voir une représentation constamment actualisée de la position de l’armées russe en Ukraine (couleur rouge), et de l’armée ukrainienne en Russie (couleur mauve).
Outre son intérêt pour le citoyen, elle permet une analyse de l’évolution des diverses situations en temps réel, ce qui peut fournir une vue d’ensemble assortie des sources alléguées pour justifier l’inscription d’un événement sur la carte. C’est donc une précieuse base d’informations pour le citoyen, le chercheur ou le journaliste.
Nourrie par les réseaux sociaux, la carte actualisée est soutenue par des organisations telles que l’ONU et reconnue par l’Union européenne qui la décrit comme un instrument de renseignement en libre accès (open-source intelligence ou « OSINT »)[3].
Lien pour le site du projet : https://liveuamap.com/fr
5. Nexstrain: visualiser les épidémies en temps réel
Le principe de Nexstrain ressemble à celui de Liveuamap : il s’agit d’une base de données permettant de visualiser un certain nombre de maladies dans le monde, notamment les virus SARS-CoV-2 (le covid) et Mpox (la variole du singe). Relevons cependant plusieurs différences majeures, qui tiennent à la nature éminemment scientifique de l’outil. Ce dernier permet en effet d’accéder à de vastes quantités de données sur les maladies concernées. C’est donc un outil pour les chercheurs, mais également utilisable, au moins dans sa fonction élémentaire de visualisation géographique, par le grand public. Même dans cet usage minimaliste, il convient de prendre garde à ne pas se tromper sur la nature des données observées, notamment en ce qui concerne leur temporalité (en temps réel ou en données agrégées sur une période particulière ?) ou leur localisation (la carte observée est-elle universelle ou ne prend-elle en compte qu’un Etat ou un continent ?). Nous déconseillons donc au lecteur non spécialiste de tirer lui-même des conclusions à la lecture de cette carte, réalisée par et pour des scientifiques.
Lien pour le site du projet : https://nextstrain.org/
6. Caselaw Access Project: les décisions de justice US en open data
Destiné à un public de juristes en droit américain – ou plus largement, de chercheurs en droit – le Caselaw Access Project (CAP), mené par Harvard, et dont les résultats sont désormais partagés avec d’autres plateformes et en particulier Court Listener[4], a permis de numériser et de convertir en formats de données utilisables par ordinateur une immense partie des décisions de justice publiées aux Etats-Unis d’Amérique, de 1658 à 2018.
Lien pour le site du projet[5] : https://case.law/
7. Citing slavery project: la jurisprudence de l’esclavage
Sur la base de la précieuse mine d’informations du Caselaw Access Project, on a vu fleurir divers projets de valorisation de ces données. Ainsi du Citing slavery project qui permet d’accéder facilement aux décisions de justice liées directement ou indirectement à l’esclavage. L’onglet « Map » qu’intègre son interface permet de visualiser une carte des Etats-Unis pour mettre en relief ceux des Etats fédérés dont les juridictions ont eu à connaître le plus d’affaires en matière d’esclavage.
Lien pour le site du projet : https://www.citingslavery.org/
8. La Bible en ses traditions : histoire d’un texte et de ses réceptions culturelles
L’École biblique et archéologique française de Jérusalem est l’une des institutions les plus anciennes et les plus prestigieuses au monde dans le domaine de l’exégèse et de l’archéologie bibliques. La Bible en ses Traditions est l’un des projets qu’elle mène afin de proposer de mêler l’accès aux textes originaux, un commentaire scientifique, et la manière dont ces textes ont influencé les productions culturelles les plus variées.
Lien pour le site du projet : https://scroll.bibletraditions.org/bible/Ex/19 [6]
Proposition de citation : Lombart Alexis, Humanités numériques/Digital Humanities (partie 3) : La pratique : quelques exemples de projets en humanités numériques, Blog du LexTech Institute, [xx.xx.2025]
[1] Alexis Lombart, Humanités numériques/Digital Humanities (partie 1) : La notion : l’informatique au service de la culture et des sciences humaines, Blog du LexTech Institute, 13.03.2025, disponible sur : https://www.lextechinstitute.ch/la-notion-dhumanites-numeriques-linformatique-au-service-de-la-culture-et-des-sciences-humaines-1-3/
[2] Alexis Lombart, Humanités numériques/Digital Humanities (partie 2) : L’histoire et la méthode : de pratiques isolées à une discipline organisée, Blog du LexTech Institute, 02.04.2025, disponible sur : https://www.lextechinstitute.ch/lhistoire-et-la-methode-des-humanites-numeriques-de-pratiques-isolees-a-une-discipline-organisee-2-3/
[3] Publications Office of the European Union, What is OSINT (Open Source Intelligence)?, [en ligne], disponible sur : https://data.europa.eu/en/publications/datastories/what-osint-open-source-intelligence [consulté le 13 novembre 2024].
[4] Voir https://www.courtlistener.com/
[5] Les données ont été partagées dans le cadre d’un accord avec la plateforme Court Listener, et sont disponibles en libre accès à l’adresse suivante : https://www.courtlistener.com/
[6] Le lien donné ici en exemple conduit vers le chapitre V du livre de l’Exode, et sa célèbre mise en musique par Louis Armstrong, Go down Moses.
Auteur(s) de cette contribution :
Assistant-doctorant à l'Université de Neuchâtel, dont les recherches se concentrent sur les enjeux éthiques et juridiques liés à la possibilité d'accorder une personnalité juridique à l'intelligence artificielle.