Quand sciences comportementales et digitalisation se rencontrent

L’action humanitaire est cruciale pour venir en aide aux populations les plus vulnérables lors de catastrophes naturelles ou de conflits. A l’instar des sociétés de conseils, les organisations humanitaires s’appuient fortement sur leurs connaissances pour pouvoir accomplir leurs tâches le plus efficacement possible. Malheureusement, en raison d’un manque de partage de connaissances, il y a trop souvent une perte de temps ou d’informations cruciales avec des conséquences parfois désastreuses. Ce problème est exacerbé par le fait que les expert·e·s sont souvent appelé·e·s pour des mandats temporaires. De plus, ces expert·e·s ont de nombreuses activités urgentes à gérer et ne disposent donc que de très peu de temps pour partager leur expertise sur des systèmes de gestion de connaissances dont l’utilité immédiate n’est pas forcément évidente. Afin de résoudre ce problème, nous nous sommes posé la question de savoir comment concevoir un support digital qui encourage le partage de connaissances.

Grâce à une collaboration entre des collègues de Médecins sans Frontières (MSF), une équipe de recherche interdisciplinaire incluant des chercheuses et chercheurs des universités de Neuchâtel, de Lausanne et de l’EPFL ainsi que des designers, nous avons d’abord pu constater que bien que le personnel de MSF soit, en général, motivé à utiliser un système de gestion de connaissances pour trouver des documents (utilisation passive), il l’est beaucoup moins pour y ajouter du contenu ou évaluer le contenu des autres (utilisation active).

Une des idées de ce projet de recherche était d’investiguer la manière dont des concepts de gamification, c’est-à-dire l’utilisation de mécanismes de jeux (par exemple: points, badges, niveaux, statut) dans des systèmes qui ne sont pas ludiques, pouvaient motiver les collaborateurs à partager leur connaissance.

Nous nous sommes focalisés sur la manière dont le feedback, qui permet notamment de visualiser le niveau de contribution, pouvait avoir des effets bénéfiques. Pour cela nous avons conçu plusieurs visualisations, comme un profil personnel reflétant le statut individuel, ou encore une visualisation originale des activités sous la forme d’un aquarium virtuel. Imaginez que, lors d’une mission, vous puissiez collaborer avec plusieurs collègues sur des documents communs et que vos activités soient représentées en temps réel dans cet aquarium. Par exemple, plus vos collègues contribuent activement (par la mise à disposition de fichiers), plus le poisson qui les représente (de manière anonyme) est grand. Ou plus vous ajoutez de commentaires sur les fichiers existants, plus les algues qui poussent sur les rochers sont nombreuses. Le but de cet aquarium virtuel est d’être visible dans une salle commune pour permettre aux collaborateurs de se rendre compte de l’activité en ligne. De la même manière qu’un aquarium réel demande de l’entretien, cet aquarium virtuel démontre qu’il faut contribuer aux informations digitales pour qu’elles “vivent” et restent pertinentes.

Nous avons pu observer, notamment dans une expérience en laboratoire, que grâce à cette visualisation, les participant·e·s contribuaient plus qu’un groupe de contrôle (sans aquarium). De plus, il semble que ce type de feedback (visualisation) soit plus efficace pour les personnes altruistes, ce qui est particulièrement intéressant pour un domaine dans lequel ce trait de caractère est particulièrement présent. Il semble donc que la gamification soit un outil puissant pour motiver les collaboratrices et les collaborateurs à partager des informations utiles au groupe.

Il faut toutefois souligner que si la digitalisation intelligente dans le contexte humanitaire peut potentiellement sauver des vies, elle peut également en mettre en danger si certains risques sont mal évalués. Parmi ces derniers, il est possible de mentionner les risques d’accès aux données sensibles, les risques d’exclusion liés au niveau de compétences digitales requises, ou encore les risques de dépendance à l’infrastructure réseau qui n’est souvent pas garantie. Si ces risques sont supportables, nos recherches indiquent qu’une gamification des activités représente un outil intéressant pour les entreprises qui souhaitent augmenter la contribution des collaboratrices et collaborateurs sur leur système de gestion de la connaissance.

Référence:

Holzer, A., Kocher B., Bendahan, S., Vonèche Cardia, I., Mazuze J., & Gillet, D. (2020). Gamifying Knowledge Sharing in Humanitarian Organisations: A Design Science Journey. European Journal of Information Systems, 29(2), 153-171.

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Bruno Kocher is Full Professor of Marketing in the Faculty of Economics of the University of Neuchâtel. His research interests focus on luxury marketing and brand management, particularly from a digital perspective.