Dans la sphère crypto-économique, l’année 2021 est l’année des non-fungible tokens (NFTs). Les nouveaux crypto-millionnaires investissent massivement dans des œuvres d’art dont l’attrait est souvent davantage technologique qu’artistique. Les artistes numériques ne s’y sont pas trompés et produisent des NFTs à tout va pour profiter de la manne de cryptomonnaies tombant de la blockchain. Les œuvres iconiques du crypto-art n’échappent pas à cet engouement, comme l’a révélé la vente récente d’un lot de neuf CryptoPunks de Larva Labs par Christie’s le 11 mai 2021 (pour presque USD 17 millions). Ces neuf NFTs se sont retrouvés du jour au lendemain extraits du crypto-underground pour être propulsés dans la lumière du jour.

L’émergence du crypto-art

Y a-t-il un futur pour les CryptoPunks et les autres NFTs d’art ? L’avenir le dira. En tout cas, les grandes maisons d’enchères ont compris depuis plusieurs mois qu’il y a un marché pour les œuvres du crypto-art. La vente extraordinaire de « Everydays: The First 5,000 Days » de Beeple, organisée par Christie’s au mois de mars 2021 (USD 69 millions pour une mosaïque d’images de 5’000 jours de la vie de l’artiste), a marqué la sortie des NFTs du monde crypto-économique dans lequel ils étaient confinés et leur entrée fracassante dans le marché de l’art. Cette première vente de NFT par une maison d’enchères traditionnelle a été suivie de plusieurs autres actions d’éclat, telles que la vente de « The Fungible Open Edition Cube » de Pak (23’598 NFTs représentant un cube en mouvement vendus USD 500 l’unité le premier jour, USD 1’000 le second jour et USD 1’500 le troisième jour pour un total de presque USD 14 millions), organisée par Sotheby’s au mois d’avril 2021, et celle de « Replicator » de Mad Dog Jones (un NFT représentant une photocopieuse générant un nombre incertain de nouveaux NFTs sur une durée d’une année) vendu par Phillips en avril 2021 pour USD 4 millions.

Les enchères sur ces œuvres ont suscité une forte attention médiatique et ont été suivies par un large public de personnes non-initiées à la crypto-économie. Pour les amateurs d’art traditionnel, qui sont en train de s’intéresser peu à peu au crypto-art, l’acquisition d’un NFT d’art constitue souvent le premier pas dans l’univers de la blockchain. Mais il faut bien avouer que certaines caractéristiques des NFTs sont pour le moins déroutante pour les personnes qui découvrent, par ce biais, la crypto-économie.

NFT : quésaco ?

Les NFTs sont des jetons numériques (tokens) non fongibles créés au moyen de la technologie blockchain (p.ex. Ethereum). Ils représentent un actif, comme un tweet (p.ex. un NFT du premier tweet du fondateur de Twitter, Jack Dorsey, a été vendu pour USD 2,9 millions en mars 2021), une vidéo (p.ex. la NBA vend des vidéos « Top Shots » de quelques secondes d’actions de jeu sous forme de NFTs), une carte numérique à collectionner (p.ex. Gods Unchained), qui a été numérisé sous la forme d’un token (« tokenisé »). Chaque NFT est composé d’un code informatique unique inscrit sur la blockchain qui ne peut être ni reproduit, ni modifié, ni détruit. De la même manière que les cryptomonnaies (p.ex. bitcoin ou ether), les NFTs sont conservés dans le wallet (portemonnaie numérique sur la blockchain) de leur détenteur. Ils peuvent être facilement transférés d’un wallet à l’autre (p.ex. suite à une vente ou un échange) selon un système sécurisé cryptographiquement et garantissant l’anonymat. Toutefois, contrairement aux cryptomonnaies qui sont fongibles (un bitcoin peut être remplacé par un autre bitcoin), les NFTs ne sont pas fongibles. Un NFT ne peut pas être remplacé par un autre NFT : chaque NFT est unique. Ainsi, un NFT est un actif numérique unique (le token) garantissant l’exclusivité sur un bien numérique (p.ex. image, vidéo, bande-son, GIF animé, etc.) ainsi que sur les droits qui y sont attachés.

Il est possible de tokeniser dans un NFT une œuvre d’art, que ça soit une œuvre d’art numérique ou une œuvre d’art matérielle qui a été numérisées (p.ex. un tableau de maître). Pour des raisons pratiques, l’œuvre en tant que telle n’est pas intégrée dans le NFT : celui-ci contient un lien qui pointe vers un fichier numérique contenant l’œuvre. Ce fichier n’est en principe pas conservé sur la blockchain, ce qui constitue une potentielle faiblesse car il ne profite pas des avantages de sécurité et d’immuabilité offerts par cette technologie. Cela signifie que le détenteur d’un NFT court le risque que l’œuvre associée au NFT soit endommagée ou détruite (volontairement ou par inadvertance) ou qu’elle disparaisse suite à l’arrêt d’activité de la plateforme où elle est conservée. La pérennité de l’œuvre d’art numérique ou numérisée associée au NFT n’est donc pas garantie. Autrement dit, la tokenisation d’une œuvre d’art ne permet pas d’éviter le risque de perte qui existe pour toute œuvre d’art matérielle ou numérique.

Le transfert du NFT se fait par smart contract. Quant aux caractéristiques intrinsèques du NFT, dont les droits qui y sont attachés (p.ex. le droit de reproduire l’actif numérique, le transfert des droits d’auteur sur l’actif numérique, le transfert du droit de propriété sur l’actif numérique, etc.), elles peuvent être inscrites dans le smart contract ou définies dans un contrat écrit (à ce sujet voir « Les smart contracts sont-ils des contrats ? »). L’un des avantages du smart contract est que ce type de programme informatique peut notamment prévoir que le créateur du NFT (p.ex. l’auteur d’une œuvre d’art) reçoit de façon perpétuelle une redevance (droit de suite ; royalties) à chaque transaction portant sur le NFT (p.ex. lors d’une vente), laquelle sera versée automatiquement dans son wallet. Le smart contract permet une exécution automatique et quasi-instantanée du paiement et du transfert de propriété du NFT lors de sa vente. Seul le token est transféré en cas de vente du NFT, ce qui signifie que le propriétaire (ou l’auteur) de l’actif tokenisé peut conserver ses droits sur cet actif. Par exemple, l’auteur d’une œuvre d’art peut conserver ses droits sur l’œuvre et ne transférer que la propriété de l’œuvre tokenisée (autrement dit du token). Mais tout ou partie des droits sur l’œuvre d’art peuvent également être transférés à l’acquéreur du NFT.

La tokenisation d’une œuvre d’art dans un NFT permet d’authentifier de manière certaine l’œuvre. Ce certificat d’authenticité est particulièrement important pour les œuvres d’art numériques qui peuvent être facilement reproduites. Le NFT offre à son détenteur la garantie qu’il possède la version originale de l’œuvre. Toute autre version de l’œuvre peut ainsi désormais être considérée comme n’étant qu’une copie. Toutefois, si l’utilisation de la technologie blockchain permet au titulaire d’un NFT d’art d’avoir un certificat d’authenticité, cela ne signifie pas nécessairement que l’œuvre d’art tokenisée est l’œuvre originale, ni que le créateur du NFT détient les droits sur l’œuvre originale.

Le paradoxe du NFT d’art : être unique ou ne pas être unique ?

Le caractère unique du NFT peut s’avérer difficile à conceptualiser lorsque l’œuvre d’art tokenisée est une œuvre d’art matérielle. Si le NFT garantit à son détenteur qu’il possède la version originale et unique de l’œuvre, qu’advient-il de l’œuvre d’art matérielle ? Certains crypto-enthousiastes, prônant le détachement vis-à-vis des biens matériels, sont convaincus qu’un bien tokenisé n’a plus de raison d’être sous sa forme matérielle. Un dessin original de Basquiat (« Free Comb with Pagoda ») a failli disparaître – sous sa forme matérielle – suite à sa tokenisation. Le smart contract prévoyait en effet que l’acquéreur du NFT avait le droit de détruire le dessin original afin d’être le propriétaire de l’unique version (désormais numérique) de l’œuvre. La vente du NFT n’a cependant pas pu avoir lieu en raison du fait que le vendeur ne détenait pas les droits d’auteur sur le dessin.

Début mars 2021, une œuvre originale de Banksy (« Morons ») n’a pas pu échapper à la phase ultime de la tokenisation et a été brûlée en public après la création du NFT. La destruction de l’œuvre matérielle a été présentée comme une étape nécessaire dans le processus de numérisation de l’œuvre. Cette opération a offert au détenteur du NFT la garantie qu’il détient la seule et unique version originale et authentique de l’œuvre. En outre, la destruction de l’œuvre matérielle a permis le transfert de sa valeur dans le NFT, dès lors que la détention du NFT est désormais la seule manière de détenir cette œuvre d’art. L’œuvre d’art matérielle est ainsi entièrement sortie du marché de l’art traditionnel (off-chain) pour intégrer exclusivement le marché de l’art numérique (on-chain). On peut parler d’une réelle dématérialisation de l’œuvre !

A ce jour, les NFTs d’art remportant le plus grand succès commercial représentent des œuvres d’art créées au moyen de technologies numériques. Mais des reproductions numériques d’œuvres d’art matérielles profitent de plus en plus de ce nouveau support artistique et sont aussi susceptibles de trouver des amateurs. Rappelons à ce sujet que le NFT est une simple représentation de l’actif numérisé sous la forme d’un token. La détention du NFT donne un droit d’exclusivité sur le token, mais pas nécessairement sur l’actif qui a été numérisé. Il n’est en soi pas nécessaire de détruire l’œuvre d’art matérielle pour garantir le caractère unique et exclusif de l’œuvre numérique représentée par le NFT. Un tableau de maître peut donc subsister après sa tokenisation sans que le détenteur du NFT soit privé de son droit exclusif sur l’œuvre unique numérisée. Si les CryptoPunks ont un futur, il n’y a pas de raison que l’avenir des tableaux de maître ne soit pas également assuré.

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Professeure de droit international privé à l'Université de Neuchâtel | Recherche axée sur les enjeux juridiques de la digitalisation (blockchain, plateformes, IA, intégrité numérique) | Fondatrice du LexTech Institute