Nous sommes peut-être à l’aube d’un bouleversement radical de la vie en société avec l’intégration dans le corps social d’individus d’un genre nouveau. Certaines machines, qui ne sont aujourd’hui que de simples objets – des choses au sens juridique, et non des personnes – pourraient-elles, demain, être considérées comme membres du corps social et devenir des sujets de droit à part entière ? Agents mus par des systèmes d’intelligence artificielle, ces derniers ne seraient pas des humains mais pourraient se voir conférer, en tout ou partie, des droits semblables ou analogues leur permettant d’interagir économiquement et, pourquoi pas, émotionnellement, physiquement, culturellement ou politiquement avec l’Homo sapiens.

Divers modèles d’intégration de ces nouveaux acteurs dans la vie juridique ont été proposés. L’un d’entre eux, déjà évoqué depuis les années 1970, et développé en tant que tel à partir d’un article fondateur en 1992 [1], consiste à leur attribuer une personnalité juridique sur le modèle de celle de l’être humain ou des personnes morales. Tantôt qualifiée de fantasme dangereux lié à l’imaginaire de la science-fiction, ou d’étape nécessaire de l’évolution de nos sociétés, la question a déjà suscité beaucoup de prises de positions passionnées.

Cette possibilité technologique et juridique semble désormais établie : ce qui n’était jadis qu’un « pensable » hypothétique est désormais devenu on ne peut plus possible. Tout ce qui est possible est-il pour autant utile ou même acceptable du point de vue de nos critères d’acceptabilités moraux ? L’analyse de l’opportunité de la mise en œuvre effective d’une telle proposition suppose de distinguer les dimensions économique et éthique. La doctrine juridique a principalement envisagé le premier aspect, mais ne parvient pas à trancher le débat par cette seule voie. Les applications actuelles semblent assez limitées, et poseraient plus de problèmes à résoudre qu’elles n’apporteraient de solutions à des besoins véritables.

Pour autant, il est indéniable qu’il y a là matière pour un très grand marché et l’attraction de masses de capitaux considérables : l’absence de débouchés immédiatement perceptibles n’a jamais empêché les entrepreneurs audacieux d’imaginer de nouveaux modèles économiques parfois couronnés de succès. Un tel modèle, reposant sur l’innovation de rupture, est d’ailleurs la marque de fabrique de l’emblématique Silicon Valley, lieu d’émergence de certaines des plus grandes fortunes du temps présent, en des laps de temps parfois très réduits. Les Etats primo-entrants sur ce secteur par l’adoption de normes adéquates seraient, à n’en pas douter, de grands gagnants dans la constitution de ce nouveau marché.

Des blocages très sérieux demeurent néanmoins, par-delà la question des intérêts pratiques immédiats. La racine plus ou moins cachée de ces blocages relève, en réalité, de prises de positions qui sont d’ordre philosophique ou métaphysique : la question de la personnalité juridique touche en effet directement à notre conception de l’être humain. On retrouve ainsi un primat de l’éthique sur le technique, l’objection apparemment neutre de l’absence d’utilité directe d’un tel dispositif masquant difficilement les réticences idéologiques face à un projet qui apparaît, aux yeux de certains, comme terriblement dangereux. Avant de cataloguer qui que ce soit de conservatisme forcené, admettons qu’en la matière, la plus grande prudence s’impose évidemment.

La réflexion éthique, qui devrait logiquement gouverner l’ensemble du débat, a cependant été largement mise sous le boisseau. Entreprendre cette réflexion pour opérer des choix en connaissance de cause nécessiterait en effet de préciser les conceptions que nous souhaitons affirmer au sujet de la nature et de la valeur de l’être humain. Quelle doit être sa place dans le monde de demain ? Quel modèle de société souhaitons-nous bâtir pour nous, nos enfants ou nos successeurs sur cette Terre ? C’est là que le bât blesse, car pour répondre à ces questions de fond, la doctrine juridique se trouve prise en tenailles entre deux récits contradictoires au sujet de la dignité humaine, ceux de la modernité et de la postmodernité[2], qu’elle cherche à tenir en même temps.

Le premier récit, héritier d’une théologie biblique transposée au plan strictement philosophique sous l’effet du mouvement des Lumières, continue à voir dans tout être humain une sorte d’« image de Dieu », et affirme en conséquence la dignité suréminente de l’Homme face à toute autre réalité vivante ou matérielle.

Le second courant milite pour un dépassement de « l’anthropocentrisme » de la modernité et tend à affirmer que l’être humain n’est pas tant le résultat d’une nature objective, que d’une volonté subjective : « je suis », avant tout, ce que « je décide » d’être. Ainsi, la valeur de l’être humain serait plus de l’ordre d’une fiction juridique nécessaire à la vie sociale que de celui d’une réalité objective. Ce nouveau paradigme affaiblit déjà la supériorité théorique de l’être humain face à d’autres entités naturelles comme artificielles, au nom desquelles des droits subjectifs sont de plus en plus demandés, et parfois reconnus.

Ce courant ouvre également la porte à la relativisation de l’égalité de dignité entre les différents êtres humains. Cette épineuse question, jadis cantonnée à des cas-limites liés au commencement et à la fin de la vie, pourrait s’étendre à des individus adultes en pleine possession de leurs moyens : si, demain, des humains « augmentés » par la technologie devenaient capables de ressentir des émotions de manière beaucoup plus intense, ou de bénéficier de capacités intellectuelles démultipliées, devrait-on les considérer comme une espèce nouvelle et supérieure ? C’est ce que suggèrent déjà certaines théories selon lesquelles les transhumains de demain seraient tellement évolués que la distance les élevant au-dessus des hommes d’aujourd’hui sera comparable à celle qui nous sépare des grands singes…

Outre le cas de l’hybridation de l’homme et de la machine, celui des entités artificielles rendues autonomes par le recours à l’IA nécessite une prise de conscience éthique sur la valeur que nous souhaitons reconnaître à l’être humain. La réponse à donner à cette question n’ira certainement pas de soi. Si nous souhaitons éviter de nous retrouver piégés par des choix technologiques dont les impacts sociétaux pourraient s’avérer dévastateurs, une réflexion en profondeur portant sur les valeurs fondamentales de notre système juridique s’avère nécessaire.

Une telle entreprise ne peut être opérée par les seuls juristes, puisque l’analyse philosophique et la prise de décision politique se situent au-dehors de leur champ de compétence propre. En revanche, elle ne peut pas non plus être mise en œuvre sans l’expertise technique qui est la leur, notamment pour ciseler des propositions de ce que pourraient être les nouvelles manières de penser la protection de la dignité humaine, face aux menaces spécifiquement soulevées par l’avènement de l’intelligence artificielle. Il leur revient donc d’assumer, pour la part qui leur revient, une forme de réflexion juridique ouverte à l’éthique stricto sensu, en allant plus loin que les questions liées à l’identification des biais, à la transparence ou à la question de la sécurité des données qui n’ont qu’un rapport assez lointain avec l’éthique fondamentale. Bien qu’essentielles, de telles questions sont à inscrire dans un horizon beaucoup plus vaste, celui de la place de l’humain face à l’avènement de l’IA et de la « quatrième révolution industrielle »[3].

Nous sommes à présent appelés à reprendre la question anthropologique première – « qu’est-ce que l’Homme ? »[4] – afin de lui apporter une forme de réponse sanctionnée et officialisée par une décision d’ordre politique. A défaut, ce sont des motifs apparemment aveugles, mais en réalité dictés par des acteurs en quête de profits immédiats et/ou de vie éternelle, qui ne manqueront pas de guider, à notre place, ces choix dont les répercussions sur la société seront potentiellement très lourdes.

Références

[1] Solum Lawrence B., Legal Personhood for Artificial Intelligences, North Carolina Law Review, vol. 70, p. 1231 s., 1992, Illinois Public Law Research Paper No. 09-13, Disponible sur SSRN.

[2] Radio France – France Culture, Le post-humanisme, une invitation à repenser notre rapport aux machines, Les nouvelles d’un monde meilleur (podcast), 24 janvier 2020.

[3] RTS, 4e révolution industrielle : des technologies à risques, Géopolitis, 2016 (vidéo).

[4] Canal Académies, Qu’est-ce que l’homme ? La réflexion croisée de Luc Ferry et Jean-Didier Vincent, de l’Académie des sciences, Au fil des pages (émission).

Proposition de citation : Lombart Alexis, La personnalité juridique des systèmes d’intelligence artificielle : un miroir des véritables enjeux éthiques de l’IA, Blog du LexTech Institute, 22.10.2024

Auteur(s) de cette contribution :

alexis.lombart@unine.ch | Autres publications

Assistant-doctorant à l'Université de Neuchâtel, dont les recherches se concentrent sur les enjeux éthiques et juridiques liés à la possibilité d'accorder une personnalité juridique à l'intelligence artificielle.