Quantified Self : d’un mouvement citoyen vers un comportement institutionnalisé
Le Quantified Self (ci-après : QS) est un mouvement citoyen qui recourt à l’automesure de paramètres physiques, physiologiques, environnementaux, comportementaux et/ou biologiques. Cette pratique s’est démocratisée avec la multiplication des appareils d’automesure connectés et des applications de santé et bien-être. Les adeptes du QS peuvent ensuite adopter un mode de vie plus « sain » sur la base de recommandations issues des données collectées. Dans le domaine des technologies appliquées à la santé, le QS se distingue de la cybersanté (ou eHealth), de la santé mobile (ou mHealth) et de la télémédecine.
Le QS démontre son potentiel en matière de lutte contre les maladies non transmissibles. En effet, ces maladies sont causées par divers facteurs tels que la génétique, la physiologie, l’environnement ou le comportement d’un individu et regroupe quatre catégories de maladies : les maladies cardiovasculaires, les cancers, les maladies respiratoires chroniques et le diabète. Certains de ces facteurs sont directement mesurables dans le cadre du QS.
Il est intéressant de mentionner que les appareils d’automesure connectés et les applications de santé et bien-être demeurent dans une sorte de zone grise en matière de règlementation sur les dispositifs médicaux. En Suisse, un bon nombre d’outils du QS ne tombent pas sous l’égide des art. 4 al. 1 let. b LPTh et 3 ODim. Cela accentue les risques concernant la fiabilité et la sécurité de ces instruments, car aucune évaluation de la conformité spécifique n’est requise.
Dangers identifiés et liés au Quantified Self
Le marché des technologies portables connectées et des applications de santé et bien-être est actuellement dominé par le secteur privé de la Big Tech (Google, Apple, Amazon, etc.). En raison de leur puissance économique, ces entreprises disposent d’une grande capacité d’investissement et contribuent au développement rapide du secteur, comme en témoigne le développement des applications liées à la crise du COVID-19. Cependant, leur domination du marché crée un risque pour les droits des utilisateurs en limitant drastiquement la diversité de fournisseurs de services dans le domaine de l’automesure.
Les données personnelles sensibles (art. 3 let. a et c LPD) collectées dans le cadre du QS sont à l’origine de deux préoccupations majeures. La première concerne leur protection. Comme cela est le cas de nombreuses données numériques, elles sont exposées aux risques de vol, de perte ou de traitement illégitime. Les moyens à disposition de l’utilisateur à l’encontre du responsable du traitement sont essentiellement précisés aux art. 15, 34 et 35 LPD. Le Code pénal permet d’actionner l’auteur d’une infraction en lien avec les données et les outils informatiques (pour un approfondissement sur l’aspect pénal voir Métille et al., 2014). La deuxième préoccupation touche à la commercialisation des assemblages de données numériques. Les données collectées dans le cadre du QS attirent les acteurs économiques, gouvernementaux ou l’industrie pharmaceutique. Cette biovaleur ne profite aucunement aux utilisateurs, quand bien même ce sont leurs données personnelles qui sont au cœur de cette capitalisation (Lupton, 2015).
L’emploi d’appareils portables connectés et d’applications de santé et bien-être dans le cadre du QS peut mettre en danger l’intégrité physique ou psychique des utilisateurs. Cela peut notamment se produire en cas de défaut de fabrication, d’erreur dans la programmation des applications d’analyse de données ou de recommandations excessives relatives à une activité physique. Dans ce contexte, la responsabilité du fabricant pourrait être engagée selon la loi fédérale sur la responsabilité du fait des produits (LRFP).
Enfin, la quantification des paramètres bio-comportementaux au quotidien ouvre une fenêtre d’observation permanente sur les comportements et habitudes des utilisateurs. Les données collectées permettent un profilage de chaque individu qui met en danger le droit à l’autodétermination des personnes pratiquant l’automesure. Cette perspective illustre le risque d’une dérive de l’empowerment de l’individu vers une surveillance numérique.
Perspectives de développement autour du Quantified Self
Actuellement, il n’existe aucune certification spécifique aux appareils d’automesure connectés et aux applications de santé et bien-être qui informerait les utilisateurs sur la fiabilité des mesures et des recommandations des outils du QS. Un « indice de fiabilité » pourrait être créé en se basant sur le modèle de l’indice de réparabilité français. Il conviendrait de déterminer les critères de notation ainsi que l’organisme de contrôle d’un tel indice.
Le mouvement du QS trouve des partisans au-delà de la pratique d’automesure individuelle. Les technologies de suivi connectées s’intègrent dans le cadre professionnel – cette pratique est également nommée Quantified Employee – dont un des buts affichés est de garantir la sécurité et la santé des employés. L’incorporation de ces technologies laisse également craindre des dérives, notamment sur leur utilisation à des fins de surveillance. En Suisse, les assurances maladies complémentaires se sont également emparées de ce phénomène. Elles proposent des assurances basées sur l’optimisation de la santé au moyen d’objectifs quantifiés par des appareils d’automesure connectés.
Sous l’angle sociologique, le QS peut mener à des changements sociétaux plus ou moins importants quant à notre conception de la solidarité mais aussi quant au rôle de l’Etat dans le cadre de la prévention en matière de santé publique. Une étude de Samochowiec dresse quatre scénarios dystopiques qui, bien qu’ayant peu de chances de se réaliser dans leur entièreté, décrivent les enjeux sociétaux autours de l’utilisation des technologies d’automesure connectées. En effet, selon l’importance accordée à la solidarité entre les individus et à la gouvernance étatique, les scénarios s’étendent de l’Etat sanitaire à une société volontariste en matière de partage des données de santé.
Conclusion
Les technologies d’automesure connectées sont devenues des outils incontournables pour les personnes qui souhaitent quantifier leurs paramètres de santé. La multiplication du nombre d’appareils d’automesure connectés et des applications de santé et bien-être sur le marché témoigne de ce succès. Les données collectées au moyen de l’automesure permettent l’amélioration des connaissances scientifiques dans la contextualisation des maladies. Cependant, le QS génère une masse importante de données personnelles sensibles dont la protection laisse à désirer. A cela s’ajoute l’intérêt commercial des acteurs qui ont un accès aux données collectées. En outre, les outils employés ne font l’objet d’aucune certification concernant la fiabilité des mesures ou des recommandations, ce qui peut mettre en danger les utilisateurs. En l’état actuel, il semble difficile de conseiller à tout un chacun de se lancer dans l’aventure du QS sans information préalable sur les risques encourus et sur le sort réservé à leurs données de santé.
Pour aller plus loin :
- Lupton, The Quantified Self : A sociology of Self-Tracking, Cambridge 2016 ;
- Ballano Barcena / C. Wueest / H. Lau, How Safe is Your Quantified Self ?: security response, 11 août 2014 ;
- G. Aebischer, Les applications mobiles de santé – De véritables dispositifs médicaux ?, PJA, 2017, pp. 63-72.
Auteur(s) de cette contribution :
Doctorant au sein de l’Institut de droit de la santé de l’Université de Neuchâtel. Recherches menées dans le cadre du projet FNS Eccellenza « The increasing weight of regulation : the role(s) of law as a public health tool in the prevention state » (n°181125). Intéressé par les questions liées à l’application des nouvelles technologies au domaine de la santé et à la prévention des maladies non transmissibles.