Il y a une année, le 23 septembre 2020, l’Union européenne publiait un rapport comparatif sur la cyberadministration examinant les services en ligne proposés par les autorités des 27 États membres de l’UE ainsi que de l’Islande, la Norvège, la Serbie, le Monténégro, la Turquie, le Royaume-Uni, l’Albanie, la Macédoine du Nord et la Suisse. La Suisse, justement, qui se trouve en 29ème position sur les 36 États étudiés, accumulant de nombreux retards dans les services de base, notamment en ce qui concerne l’utilisation de l’identité électronique et de sources authentiques, ainsi que dans le domaine de la transparence.
Peu après, le 11 décembre 2020, le Conseil fédéral mettait en consultation l’avant-projet de loi fédérale sur l’utilisation des moyens électroniques pour l’exécution des tâches des autorités (LMETA). Six mois plus tard, le 10 mars 2021, le Département fédéral des finances et la Conférence des gouvernements cantonaux publiaient le Rapport de base Administration numérique suisse – Pour la transformation numérique au sein de l’Etat fédéral.
Ce blog est consacré à la présentation du projet de LMETA, avant sa discussion devant les Chambres fédérales.
Autant le dire tout de suite, la LMETA ne propulsera pas à elle seule la Suisse aux avant-postes du classement dans l’évaluation européenne tant le chantier d’une numérisation concertée au sein de l’État fédéral est une tâche titanesque. Cela étant, le projet de LMETA consacre la « stratégie des petits pas ». Si celle-ci peut parfois s’avérer efficace, elle contribue à accentuer la mauvaise lisibilité des moyens et instruments mis en œuvre pour assurer la transition numérique.
Le projet de LMETA a pour objet de doter la Confédération des bases légales nécessaires pour aller de l’avant dans le déploiement d’une véritable cyberadministration, guidée par le principe « priorité au numérique ». Il est important que la Confédération dispose de telles bases légales adoptées par l’Assemblée fédérale, car le principe de la légalité, qui constitue un des principes cardinaux de l’État de droit, impose que l’État fonde non seulement son action, mais aussi les grandes lignes de son organisation et les procédures, sur la loi.
L’avant-projet mis en consultation contient ainsi des éléments d’organisation et des éléments de fond.
Sur le plan organisationnel, l’avant-projet contient la base légale qui déclarera contraignantes les conventions fondant la collaboration dans le domaine de la cyberadministration, notamment entre la Confédération et les cantons. Aujourd’hui, de telles conventions existent en pratique, sur une base volontaire. Cet aspect du projet de loi est délicat car il est susceptible d’entrer en conflit avec les compétences organisationnelles propres des cantons et de heurter, partant, le fédéralisme.
Sur le plan de l’organisation toujours, l’avant-projet permet à la Confédération de prendre des participations dans des organismes dans le domaine de la cyberadministration. Cette disposition vise tout particulièrement la prise de participations dans la société eOperations Suisse SA, qui est un organisme dont la tâche est d’apporter un soutien aux administrations des différents échelons de l’État pour gérer l’organisation, le financement et l’exploitation de solutions informatiques destinées à une utilisation commune, y compris pour lancer les appels d’offres pour des solutions informatiques. A ce jour, l’ensemble des cantons, 44 villes et communes ainsi que d’autres entités publiques sont actionnaires de cette société.
Quant au fond, l’avant-projet autorise la transmission des logiciels à code source ouvert aux personnes intéressées, qu’il s’agisse de collectivités publiques ou de particuliers, sans percevoir de droit de licence. En revanche, il n’impose pas aux autorités fédérales de recourir systématiquement à ces logiciels, malgré tous les avantages qu’y trouve le Conseil fédéral sous l’angle de la souveraineté numérique : transparence des normes utilisées, indépendance par rapport aux fournisseurs et aux produits, échanges avec une communauté d’utilisateurs et de développeurs, utilisation des perfectionnements, sécurité, stabilité ou économies éventuelles.
La LMETA contiendra également une disposition importante qui met en œuvre la Stratégie Open Data de la Confédération de 2018. Le principe soutenu dans cette Stratégie est celui de la publication des données par défaut (open data by default) : pour autant qu’aucune disposition légale ne s’y oppose, les données produites ou commandées par les pouvoirs publics doivent être considérées comme des données ouvertes. D’ailleurs, depuis 2020 déjà, les propriétaires de ces données doivent les publier dans un format lisible par ordinateur, dans la mesure où cela est techniquement et juridiquement possible sans engendrer de charge excessive. Les données ouvertes sont répertoriées sur une plateforme centralisée regroupant les données ouvertes de l’administration, la plateforme opendata.swiss.
La LMETA autorisera également la Confédération à exploiter des services administratifs en ligne, comme notamment les adresses de domicile des personnes enregistrées en Suisse, mais aussi par la suite, une e-ID reconnue par l’État pour une identification sécurisée, permettant la réception et l’envoi électroniques de documents. Pour ce volet également, la question de l’interopérabilité entre les différents niveaux de collectivités publiques, Confédération, cantons et communes, soulève en toile de fond la question du fédéralisme.
Enfin, l’avant-projet de loi comprend une disposition autorisant la Confédération à déclarer des normes obligatoires permettant de miser sur des solutions standard et des interfaces ouvertes.
En préambule du Rapport à l’appui du projet de loi, le Conseil fédéral indique qu’il s’agit-là de mesures qui peuvent être prises sur la base de l’ordre constitutionnel existant, indiquant au passage qu’il n’est pas exclu qu’il soit nécessaire de demander au Constituant, à savoir le peuple et les cantons, d’adopter une disposition constitutionnelle conférant une compétence explicite en matière de cyberadministration en faveur de la Confédération. Dans l’intervalle, lors des discussions du projet de LMETA devant l’Assemblée fédérale, le Conseil fédéral devra faire preuve de persuasion face à l’opposition de certains cantons à certains aspects du projet de LMETA, qui contrecarrent ou rendront plus difficiles la mise en œuvre de leurs propres stratégies numériques. Il est donc à craindre que ce n’est pas lors de la prochaine évaluation de l’Union européenne que la Suisse rejoindra les États de référence de l’administration numérique que sont Malte, l’Estonie, l’Autriche et la Lettonie.
Auteur(s) de cette contribution :
Valérie Défago est titulaire de la Chaire de droit administratif général et spécial à l'Université de Neuchâtel. Elle enseigne le droit administratif et le droit du développement territorial.