Au cours de ces dernières semaines, nous avons pu découvrir le concept des non-fungible tokens / jetons non-fongibles (NFTs) ainsi que leur qualification juridique. Ces jetons numériques sont des actifs uniques, non interchangeables et non divisibles qui se sont fait connaître très largement auprès du grand public grâce à la vente record d’œuvres d’art digitales sur des plateformes de ventes spécialisées. L’année 2021 pourrait marquer l’avènement de ces jetons.
Le droit de suite est l’une des innombrables opportunités offertes par les NFTs pour les créateurs et les artistes suisses. Le droit de la propriété intellectuelle, et plus spécifiquement le droit d’auteur tel que nous le connaissons, vise initialement à l’octroi pour les auteurs et les artistes d’une série de droits permettant de protéger leurs œuvres et créations. L’avènement d’internet a fragilisé la protection de ces droits mais le crypto-art, ou œuvre d’art digitale utilisant la technologie blockchain sous la forme de NFT, pourrait permettre de pallier cette fragilité.
Pour éviter toute confusion entre acquisition de l’œuvre et acquisition du NFT, il convient de rappeler qu’acquérir un de ces jetons ne permet que l’obtention du certificat numérique rattaché à l’œuvre. Celle-ci peut d’ailleurs être constituée de n’importe quel objet (physique comme digital). Par conséquent, acquérir un NFT ne revient pas à acheter l’œuvre en elle-même mais plutôt un certificat d’acquisition stocké sur la blockchain ainsi que le droit d’accéder le fichier numérique représentant l’œuvre. En soi, l’acquisition du NFT ne prive pas nécessairement l’auteur/l’artiste de ses droits patrimoniaux (A. Vitard, 2021). L’acheteur ne peut ainsi exploiter la reproduction de l’œuvre attachée au NFT qu’à des fins personnelles (par exemple l’exposer au sein de son musée virtuel, dont l’accès est réservé à la famille et aux amis). Toute autre finalité et notamment à des fins commerciales lui est dépourvue. Il convient cependant de réserver l’hypothèse où l’auteur/l’artiste a accepté de transférer volontairement tout ou partie de ses droits patrimoniaux sur l’œuvre à l’acquéreur du NFT (à ce sujet, voir F. Guillaume, Du tableau de maître au NFT : l’art de se dématérialiser).
Cette clarification étant faite, il convient de souligner que les NFTs amènent leur lot d’opportunités, d’une part, en popularisant et en renouvelant le marché de l’art auprès des acheteurs et, d’autre part, en replaçant l’auteur/l’artiste dans le partage de la valeur au sein de l’écosystème numérique (M. Quiniou, 2021). Les NFTs pourraient ainsi devenir un outil favorisant une protection plus effective des auteurs et des artistes, notamment quant à leur rémunération. En ce sens, le droit de suite, droit reconnu en France et en Europe mais non reconnu en Suisse, pourrait connaître un nouveau souffle par le biais des smart contracts et leur exécution automatique sur la blockchain.
Le droit de suite est une initiative française datant de la fin du XIXème siècle visant à réévaluer la rémunération des artistes. Ce droit fut ensuite progressivement répandu auprès des autres pays européens par la Convention de Berne de 1886, révisée en 1948 avec l’intégration de l’article 14-bis. Ce dernier permet aux artistes de jouir « d’un droit inaliénable à être intéressé aux opérations de vente dont l’œuvre est l’objet après la première cession opérée par l’auteur ». Ce droit consiste en une rémunération, un pourcentage, versé lors de la revente de l’œuvre selon des modalités prévues par les législations nationales. L’obligation de collecte de ce droit fut étendue à l’ensemble des États membres de l’Union européenne à la suite de la directive européenne 2001/84 relative au droit de suite au profit de l’auteur.
Il est aisé d’imaginer comment un NFT permet d’aménager le droit de suite, de par l’utilisation du smart contract. Ce type de code informatique exécute automatiquement des actions sur la base de conditions prédéfinies. Par exemple, lors de la vente d’un NFT, l’auteur peut décider de céder concomitamment à l’acquisition du NFT tout ou partie de ses droits patrimoniaux sur l’œuvre. Chaque auteur de NFT peut ainsi déterminer les modalités et le montant des royalties qu’il souhaite percevoir lors de chaque transaction intéressant son œuvre et ayant lieu sur le marché secondaire. L’intervention du smart contract permet un paiement automatique desdites royalties sur le compte de l’auteur.
La communauté de la blockchain Ethereum travaille actuellement sur l’élaboration d’un nouveau standard commun (le standard ERC-1190, une version améliorée de la norme ERC 721) sur la perception de royalties par les artistes (J. Jacob, 2021). La mise en place de ce standard constituerait une avancée majeure dans le domaine de l’art puisque le droit de suite n’est pas généralisé même s’il est largement répandu à travers le monde. Par exemple, ce droit n’est pas prévu dans le droit suisse de la propriété intellectuelle et les artistes suisses ne bénéficient donc pas de cette protection ni en Suisse ni dans l’espace de l’Union Européenne. Ainsi, ce standard ERC-1190 pourrait permettre aux artistes suisses la perception automatique de royalties lors de chaque utilisation, partage, ou revente de l’œuvre attachée au NFT par l’intermédiaire du smart contract.
L’adoption du standard ERC-1190 s’inscrirait dans un contexte où les auteurs et artistes suisses réclament cette protection malgré le rejet d’une telle demande par le Conseil Fédéral en 2016. Pour l’heure, les artistes suisses et européens ne peuvent pas participer à la plus-value de leurs œuvres lorsque ces dernières sont vendues en Suisse. Ce constat fut souligné dans le dernier avis concernant la révision de la loi sur le droit d’auteur en mars 2016. Les auteurs des œuvres d’art attachées à un NFT utilisant le standard ERC-1190 opérant sur le marché suisse pourraient ainsi bénéficier d’un droit de suite, en profitant d’une rémunération automatique et sécurisée, sans modification du droit suisse.
Le droit de suite est une bonne illustration des nouvelles opportunités offertes par les NFTs pour les artistes. Cet enjeu n’est pas limité au marché de l’art : la fonction de certification numérique des NFTs attire une attention toujours plus croissante de la part des grandes marques. Des groupes tels que Nike ou LVMH utilisent eux-aussi leurs propres NFTs afin d’assurer la traçabilité et l’authenticité de leurs produits. La généralisation des NFTs pourrait donc non seulement révolutionner le marché du crypto-art, mais aussi plus globalement des produits de consommation dans leur ensemble.
Auteur(s) de cette contribution :
Maéva El Bouchikhi
Ingénieure d'études au sein de la Chaire Legal and Regulatory Implications of Artificial Intelligence du MIAI. Doctorante et collaboratrice au sein du Centre d'Études sur la Sécurité Internationale et les Coopérations Européennes de l'Université Grenoble-Alpes. Expériences professionnelles au Conseil de l'Europe et la CNIL. S'intéresse à l'application de l'IA aux données de santé du point de vue du droit international et du droit européen.