Comme chacun le sait, en date du 3 novembre 2020, M. Joseph Robinette Biden a été élu 46e président des Etats-Unis. La cérémonie d’investiture s’est déroulée mercredi dernier. Il est moins connu que le jour de l’élection présidentielle de nombreuses votations ont été organisées dans divers Etats américains. Ainsi, le même jour où ils votaient à 64% en faveur de Joe Biden, les électeurs californiens ont approuvé à 58%, par référendum, la « Proposition 22 ». Selon cette proposition de loi, les chauffeurs actifs sur les plateformes numériques de réservation (Uber et Lyft notamment) sont considérés comme des indépendants et non comme des employés. Les chauffeurs bénéficient toutefois d’un revenu minimum garanti et d’une contribution à certaines assurances, en fonction du nombre d’heures d’activité par semaine. Une grande victoire pour les géants de la technologie et du transport qui ont investi près de 200 millions de dollars dans la campagne précédant la votation!
Des chauffeurs et des syndicats ont attaqué cette loi en justice en alléguant qu’elle était contraire à la Constitution de l’Etat de Californie, notamment parce qu’elle excluait les chauffeurs des avantages sociaux auxquels ils avaient droit en qualité de salarié et qu’elle limitait leur capacité à s’organiser et à se coaliser pour défendre leurs intérêts. L’adoption en votation populaire d’une législation ad hoc pour réguler les rapports juridiques entre les sociétés propriétaires des plateformes technologiques et les chauffeurs partenaires est singulière. Elle était destinée à répondre à une question universelle qui donne lieu à des litiges aux quatre coins du monde : les chauffeurs agissent-ils en tant qu’auto-entrepreneurs indépendants ou en qualité de travailleurs dépendants?
En Suisse, la question demeure controversée même si, dans un arrêt du 23 avril 2020, la Cour d’appel civile du Tribunal cantonal vaudois a considéré qu’un chauffeur était lié par un contrat de travail avec l’une des sociétés du groupe Uber (cet arrêt est entré en force). Il est également intéressant de relever que, dans un arrêt du 29 mai 2020, la Chambre administrative de la Cour de justice de Genève a estimé que la société Uber Eats exerçait une activité de location de services soumise à autorisation et donc que les livreurs de repas exécutaient leurs prestations en qualité d’employés (un recours contre cet arrêt est pendant devant le Tribunal fédéral, cause 2C_575/2020).
Alors que l’étau semble se resserrer en Suisse, il faut tenir compte d’un postulat accepté par le Conseil national au mois de février 2018 (N 17 4087) en vertu duquel le Conseil fédéral a été chargé d’étudier « la création d’un nouveau statut à part entière pour les « travailleurs des plateformes », qui se situerait à mi-chemin entre le salariat et l’indépendance. Les garanties attachées à ce nouveau statut seront réduites au minimum et consisteront principalement en une couverture sociale appropriée ».
Les enjeux sont de taille : les plateformes numériques peuvent-elles s’affranchir du respect des normes protectrices du droit social (assurances sociales et droit du travail)?; nous mènent-elles vers un monde dans lequel les travailleurs traditionnels disparaîtront au profit des « auto-entrepreneurs », voire des robots? Les évolutions en cours en Californie et en Suisse nous donneront des enseignements utiles.
Auteur(s) de cette contribution :
Avocat, professeur d'histoire du droit et de droit du travail à l'Université de Neuchâtel. Co-fondateur et co-directeur du Centre d'étude des relations de travail (CERT). Intérêt marqué pour l'évolution et l'impact des technologies sur les relations de travail.